émergence
#6, 2007

 

Nouveau Dutch Design

Job Wouters

S’il est difficile de dater avec exactitude son apparition, le « Dutch Design » est, à n’en pas douter, une invention et une marque de fabrique à part entière. Depuis les années 1980, son influence va bien au-delà de la simple production d’une industrie de design nationale. Le design hollandais incarne aujourd’hui un état d’esprit qui conjugue expérience formelle, conceptualisation ingénieuse et construction raffinée, autant dans les domaines de la création graphique et du design produit que dans ceux de l’architecture et de la mode. L’un des pionniers du graphisme hollandais est sans doute Gert Dumbar, dont le studio a connu un plein essor dans les années 1980 et au début des années 1990. S’il fallait ne retenir qu’une chose de son apport au graphisme hollandais, c’est la place qu’il a su redonner au jeu et à l’ironie. Bien entendu, il n’est pas l’unique représentant de ce renouveau (rappelons notamment le rôle joué par Anthon Beeke et Swip Stolk au début des années 1970). Toutefois, en jetant un pont entre une démarche facétieuse et anarchique – bien ancrée dans l’avant-garde du graphisme hollandais – et le rationalisme calviniste qui caractérise la culture officielle des Pays-Bas, ce sont bien les créations du Studio Dumbar qui ont su profondément changer l’image officielle du graphisme attachée aux Pays-Bas. 

Quelques générations plus tard peut-on encore parler de « Dutch Design » et d’un style hollandais ? D’un point de vue stylistique, les studios et les graphistes sélectionés pour ce titre de la collection « Émergence » font partie d’une culture visuelle à visée internationale. On aurait aussi bien pu trouver des exemples de cette tendance en France, au Royaume-Uni et au Japon. Alors, quelle spécificité hollandaise conservent-ils ? Comme toujours, la réponse se situe dans les détails. Il est par exemple intéressant de comparer et de confronter le logo que le studio Ping-Pong Design a réalisé pour BKOR (un organisme de la ville de Rotterdam chargé de promouvoir l’art dans l’espace public) avec celui conçu par Pierre Bernard pour les Parcs nationaux de France. En apparence, leurs logos se ressemblent : ils agglomèrent en une spirale des éléments formels abstraits associés à l’univers de la marque. Si la base de données de Pierre Bernard est constituée d’éléments que l’on peut retrouver dans les parcs (branches, feuilles, lézards, ours…), l’assemblage que fait Ping-Pong ne présente pas l’art de façon explicite. Au contraire, il s’agit davantage de donner à voir un concentré visuel de l’espace public de Rotterdam ; là où justement l’art a, ou trouvera, sa place. Ces images informelles (graffitis, embouteillages, manifestations de rue…) dépeignent un environnement urbain qui, dans le meilleur des cas, provoque l’art. Ainsi, là où le logo de Pierre Bernard s’attache à ce qui définit son sujet, Ping-Pong se focalise sur ce qui l'enraye.


gauche: Ping Pong, droit: ACG / Pierre Bernard

Mettre subtilement l’accent sur les angles morts d’une commande est une des constantes du design hollandais. Des images à première vue candides abritent souvent une face plus cynique. C’est notamment le cas d’une affiche du studio De Designpolitie qui présente un logotype d’amanite tue-mouches pour annoncer une exposition sur les grands projets de construction, dans le cadre de la politique urbaine des Pays-Bas. Loin d’être une simple illustration du thème de l’exposition, l’affiche apporte un commentaire tragicomique sur les ambitions de ces projets. Certes, beaucoup de choses ont changé depuis que Gert Dumbar, en 1971, annonçait une exposition sur Piet Mondrian – une des icônes culturelles les plus révérées aux Pays-Bas –, en présentant le héros et ses œuvres en papier-mâché, mais l’ironie passionné avec laquelle les graphistes hollandais bousculent les « heilige huisjes » (concepts idéalisés) a de persisté.

AppleMark? 
gauche: Gert Dumbar / Tel Design, droit: Designpolitie

Le graphisme hollandais se caractérise également par une fascination pour la structure, ou plus précisément, pour une structure d’apparence neutre. Toute une génération – voire deux actuellement – est, dans une certaine mesure, redevable au studio amstellodamois Mevis & Van Deursen. Ce duo est connu dans le monde entier pour son approche formelle de contenus éminemment conceptuel, et pour son aptitude à réconcilier les deux ; la forme devenant une synthèse du concept. Avec le collectif Experimental Jetset, Mevis & Van Deursen donnent une nouvelle interprétation des systèmes modernistes. S’ils sont plus proches de la typographie formaliste de l’école de Bâle que de la tradition hollandaise plus exubérante, la pureté de leurs créations graphiques est loin d’être impartiale. Les créations du studio Toko et du graphiste Thomas Buxó témoignent d’une parenté évidente avec le style de Mevis & Van Deursen. La charte graphique que Toko a réalisé pour le magazine Code l’illustre parfaitement : grilles strictes, traitement systématique de la typographie et des images. Bien que le rapport annuel 2004 réalisé par Toko pour la ville de La Haye soit très systématique, il parvient de la même façon à jouer avec le contenu en transformant, par exemple, des diagrammes en d’abstraites peintures géométriques. L’organisation très stricte de ce travail est certes difficile à contester, mais on ne peut passer à côté de l’ironie de la proposition de Toko, qui a suivit à la lettre les volontés des commanditaires voulant donner une image « artistique » à ce rapport.


Toko

Le studio de création graphique Lust manifeste aussi un penchant pour la transformation de données et de schémas en œuvres d’art quasi-autonomes, ou à l’inverse pour la transformation d’œuvres d’art en graphiques variables, comme l’illustre la page « Mondriaan » de son site Internet. Cette page permet au visiteur de composer son Mondrian en jouant avec la dimension des cadres et en remplissant les champs par des aplats de couleurs (rouge, jaune, bleu, noir, gris). L’art est devenu un jeu irrévérencieux, faisant écho, dans l’espace d’un nouveau médium, aux éléments de construction en carton pâte de Gert Dumbar. En outre, le site Internet de Lust montre bien qu’une fascination pour un ordre esthétique et structurel ne s’accompagne pas nécessairement d’une souplesse d’utilisation. Il paraît évident que les membres de Lust ont tout fait pour priver le visiteur d’une vue d’ensemble, rapide et cohérente sur leur travail. Apparemment, la structure peut être utilisée autant pour augmenter le chaos que pour l’organiser.

La structuration d’une surface peut aussi être utilisée à des fins décoratives. C’est une caractéristique que partagent aujourd’hui toutes les cultures de création graphique. Dans les pages qui suivent, on trouvera des studios qui participent à ce courant, comme Reykjavik, Coup, Richard Niessen ou Harmen Liemburg. Même s’ils diffèrent par leur approche formelle et leur comportement, ils montrent cette fascination pour le potentiel décoratif d’images et de motifs de répétition.


Richard Niessen

La renaissance du pittoresque dans le graphisme est un phénomène relativement récent. C’est tout un pan de l’histoire du graphisme hollandais du début du xxe siècle qui a presque été oublié. Les tenants de ce courant étaient Wijdeveld et Huszár, ainsi que Jurriaan Schrofer qui, dans les années 1970 et 1980, effectua des expériences avec des motifs géométriques et des assemblages décoratifs. Les travaux de Richard Niessen sont, comme il le fait lui-même remarquer, « éclairés » par ceux de Wijdeveld, comme sa «  typographic masonry »  (maçonnerie typographique) avec des éléments structurels graphiques qui s’imbriquent pour former des guirlandes bariolées. Ces approches décoratives conservent pour la plupart un lien étroit avec la structure et la typographie. C’est notamment le cas de la carte que le studio Mint a réalisé pour la construction d’un nouveau quartier et qui fonctionne comme une typographie faites de pictogrammes et de logos.

Bien entendu, certains courants graphiques se laissent moins facilement associer au style hollandais, caractérisé le plus souvent par l’ironie, la conceptualisation et la structure. Ces dix dernières années, la bande dessinée, les icônes pop, le graffiti – et la street culture en général – ont profondément marqué le graphisme aux quatre coins du globe, y compris en Hollande. L’ « icônicité » est sans doute la caractéristique la mieux partagée dans le monde du graphisme actuel. Qu’il s’agisse d’images-mots, de logos simplifiés à l’extrême ou bien de formes et de constructions complexes, les images sont abrégées en des raccourcis visuels si caractéristiques d’Internet. Si ces icônes ont commencé à se développer sur Internet, elles abondent aujourd’hui en haute définition dans les médias imprimés. Elles ne sont plus simplement une solution pratique, mais incarnent véritablement un style graphique contemporain. Il est à cet égard symptomatique que beaucoup soient dessinées à la main et non réduites à des images numériques au terme d’un traitement fastidieux. Ces icônes reprennent leur interprétation classique dans le sens où leur objectif premier n’est pas tellement de représenter un maximum d’informations avec le moins de pixels possibles, mais de construire des images dont l’aspect stylistique est tel qu’il se subsitue au contenu.


Ben Laloua / Didier Pascal

Le dessin à la main est un autre aspect récurrent. Les copies de couvertures de magazines crayonnées par Ben Laloua / Didier Pascal, ou les dessins plus élaborés de Job Wouters et Harmen Liemburg en sont quelques exemples. La sensibilité du trait semble l’emporter sur l’aspect mécanique du clavier. L’influence du graffiti est sensible dans ces travaux réalisés à la main, en particulier quand le crayon (encre, carbone ou numérique) imite le mouvement de la bombe de peinture. Il ne fait aucun doute que plusieurs des graphistes présentés dans cet ouvrage ont dû poser des graffitis sur les murs de leurs quartiers.


Delta

L’influence de la jeunesse et de la culture de rue est sensible dans plusieurs des réalisations présentés ici. Certes, il est possible que cette sélection soit légèrement faussée, car établie d’un point de vue français. Les images et les polices dessinées à la main, l’influence de la bande dessinée, la culture des graffiti et de la rue sont tout aussi présentes dans la jeune création graphique française. Quoi qu’il en soit, toutes ces constatations nous porte à croire que le graphisme hollandais est bien moins hollandais aujourd’hui qu’il ne le fut lors des générations précédentes. Les caractéristiques de la création graphique hollandaise que j’ai évoquées valent surtout pour les réalisations de « l’ancienne génération ». À mes yeux, la jeune génération est plus internationale et s’inscrit davantage dans une culture iconique mondiale où les rues de n’importe quelle métropole trouvent une extension naturelle sur le Web, et où tout finit par faire partie du village global et d’un style iconique mondial.




max bruinsma